Colin MusetJoyeux touche à tout du XIIIème siècle, à la fois poète, compositeur, chanteur, instrumentiste, Colin Muset fut un trouvère [1] champenois, d'origine modeste semble-t-il, né vers 1210. On connaît de lui neuf chansons rimées.

Sa verve est à la fois vive et fantasque et son art très sûr est parsemé de négligences. Il prend ses distances avec la forme et les clichés du lyrisme courtois.

" L’en m’apele Colin Muset ", écrit-il. Le nom de "Muset" pourrait bien être un pseudonyme inspiré du verbe "muser" = flâner, perdre son temps ou peut-être de sa fonction de poète guidé par sa "muse". Mais ce qualificatif évoque aussi la vivacité discrète du muset (musaraigne d’autrefois) allant muser, museau au vent, selon l’inspiration de sa muse, dans la gaieté des airs de musette (cornemuse). A la sécurité matérielle des trouvères attachés à la cour des grands seigneurs, Colin Muset préfère une liberté qui" après mauvais seignor troter ", le laisse souvent " boursse desgarnie ", faisant partie de ses " gent qui vont contant / De cort à autre et vont trouvant / Chançonetes, mots et fabliaus / Pour gaaigner les biaus morsiaus. Ses écrits délimitent approximativement l’espace qu’il parcourt, en quête de seigneurs accueillants, " aux graz dons " : Châteauvillain, Choiseul, Clefmont, Reynel, Sailly, Vignory…

Ayant pratiqué son art, entre autres, auprès du comte de Vaudémont [2] en Lorraine, il a chanté le printemps d’une manière obsessionnelle ; car c’est la saison par excellence qui permet à son art de s’épanouir et à sa personne de jouir des plaisirs de la vie et de gagner la sienne. En hiver, il aspire au printemps et au printemps, il se prépare aussi à l’hiver. Pour savoir ce que Colin pense de Muset il suffit de parcourir ses triboudaines.

Volez oïr la muse MusetVolez oïr la muse Muset ?
En mai fu fete, un matinet,
En un vergier flori, verdet,
Au point du jour,
Ou chantoient cil oiselet
Par grant baudor,
Et j’alai fere un chapelet
En la verdor.
Je le fis bel et cointe et net
Et plain de flor ;
Une dancele
Avenant et mult bele,
Gente pucele,
Bouchete riant,
Qui me rapele :
Vien ça, si viele...

Quand je vois le temps se refroidir
Et geler
Et les arbres se dépouiller
Et l’hiver s’installer,
Alors je veux me mettre à l’aise
Et séjourner
Près du brasier d’un bon feu,
Avec du vin clair,
Dans une maison chaude.
À cause du temps mauvais...

À la saison nouvelle,

J’ai le cœur gai et plein d’entrain
Quand c’est le moment de Pâques,
Alors je veux faire un triboudel
Car j’aime fort l’agitation,
Le bruit, les festivités et l’allégresse...
Triboudaine, triboudel !
Pour la belle aux cheveux d’or
Qui a de si fraîches couleurs.

Colin MusetCelui qui se met en quête
D’aimer , Amour lui donne assurément
La joie et la gaieté,
Le bien et la mesure :
Et cela dure toute sa vie...

Au "Bon Ferré" qui ferre bien le buveur,
C’est là que je veux offrir mon argent :
Et si j’ai une truite fleurie,
Des gâteaux, une poule rôtie,
J’aimerais bien y avoir mon amie,
Qui ressemble à une rose épanouie,
Pour composer une reverdie...

Douce dame, prenez pitié de moi !
Qui plus s’abaisse, plus est élevé...
Il est bien fou celui qui aspire si haut,
À ce qu’il n’ose pas approcher...

Quant à la vie de Colin Muset, retracée par G. Paris à la lumière de son œuvre, elle est décrite de cette manière :

"C’était un ménestrel de profession. Il passait sans doute l’hiver bourgeoisement avec sa femme et sa fille, dans une maison qui ne manquait pas de confort et où il avait un valet et une servante.

Puis les beaux jours venus, monté sur son cheval, sa valise en croupe, sa vièle et son archet liés par-dessus, il s’en allait dans les châteaux pour divertir les seigneurs et les dames. Il leur viellait sans doute toutes sortes de choses , des chansons de geste et des chansons d’amour, des triboudaines et des pastourelles.

Dans son répertoire figuraient des pièces de lui, ce qui lui donnait un rang à part parmi les ménestrels. Il semble qu’il avait donné à l’une de ces pièces le nom de muse ou de muset, qu’elle avait eu du succès et que le surnom lui en était resté.

Dans ses compositions, il se met presque toujours en scène avec sa vielle et son archet, et se représente à la fois comme un poète, un amoureux et un parasite. Il désire par-dessus tout mener bonne vie en mangeant des chapons à l’ail et en buvant du vin frais, mais il veut être assis dans une prairie verdoyante et fleurie, au mois de mai, un chapel de roses sur la tête, et il aime être servi par une blondete qui complète sa joie par quelques savoureux baisers.

C’est le rêve qu’il se plaît sans cesse à caresser et qu’il nous raconte avec une grâce singulière. Ces vives esquisses charmaient sans doute aussi ses auditeurs par leur mélange imprévu de poésie légère et de grasse matérialité.

D’ordinaire, il rentrait chez lui revêtu d’une belle robe fourrée, la valise gonflée, parfois avec un cheval frais en place du roncin fatigué qu’il avait emmené On lui faisait alors bel accueil ; mais il n’en était pas toujours ainsi. Il se trouvait des seigneurs, voire des comtes, qui le laissaient vieller tant qu’il pouvait, ne lui donnaient rien, et ne dégageaient même pas, suivant l’usage, les vêtements ou les objets qu’il avait dû donner en gage à son hôte pour la dépense ; l’hôte les gardait impitoyablement... Le pauvre Muset n’était pas bien reçu quand il rentrait à la maison sur son cheval harassé avec sa male farsie de vent et sa bourse dégarnie. Sa femme le soupçonnait d’avoir été faire la débauche aval la vile, au lieu de faire la tournée lucrative qu’il avait annoncée. Encore ne parlait-il pas de det qu’il avait contracté, et qu’il s’efforçait d’oublier lui-même. Aussi fallait-il de temps en temps se résigner à des expéditions plus longues : il fallait trotter après quelque "mauvais prince" qui ne vous récompenserait que bien médiocrement de vos peines. Fâcheux moments pour qui n’aimait qu’aise et sejor !

Mais d’autrefois aussi on vivait grassement, quitte à engager son manteau, dans quelque bone vile où on médisait des borjoises, et où on donnait à un confrère en poésie comme Jacques d’Amiens des conseils emprunts de la sagesse la plus pratique : "Faites comme moi, si menrès bone vie ; ne donnez votre amour qu’aux bons morceaux, aux bons vins, et, par cette froidure, aux grands feux dans la chambre !"

Ainsi se passa la vie de Colin Muset, une vraie vie d’oiseau, voyageuse et casanière, légère et sensuelle, recluse en hiver et vagabonde en été, familière jusqu’à l’insolence avec ceux qui l’entretiennent, mais toujours gazouillante et mêlant à ses effronteries et à ses libertinages ce que des ailes, un gosier vibrant et l’amour des bois et des prés donnent toujours de poésie. Dans ces conditions, on comprend sans peine que l’œuvre de notre ménestrel ne ressemble pas à celle des chevaliers qui, pour plaire aux dames et acquérir le renom d’une parfaite courtoisie, s’appliquaient à produire sur les thème donnés de l’art à la mode quelques variations poétiques et musicales.

Il a cherché à prendre leur ton... quand il parle de merci, de bel servir , et menace de mourir si sa bele douce amie ne l’exauce pas. Mais il reprend vite courage et lui promet, si elle vient le rejoindre desoz l’ente florie, tout ce qui constitue pour lui le bonheur idéal, une crasse oe rostie et de bon vin sor lie.

En somme, l’originalité de Colin Muset tient à sa condition sociale et à sa profession : sa poésie est en marge de la poésie courtoise qu’on peut appeler officielle, comme sa vie est en marge de la société courtoise qui l’accueille et le paie, mais dont il ne fait pas partie."


***

"L'en m'apele Colin Muset,
s'ai mangié maint bon chaponet…" (En mai)


Colin Muset, SOSPRIS SUI D'UNE AMORETTE

I. Sospris sui d'une amorette
D'une jone pucelette:
Bele est et blonde et blanchette
Plus que n'est une erminette,
S'a la color vermeillette
Ensi comune rosette.

II. Itels estoit la pucele,
La fille au roi de Tudele;
D'un drap d'or qui reflambele
Ot robe fresche et novele:
Mantel, sorcot et gonele
Mout sist bien a la donzele.

III. En son chief sor ot chapel d'or
Ki reluist et estancele;
Saphirs, rubiz i ot encor
Et mainte esmeraude bele.
Biaus Deus, et c'or fusse je or
Amis a tel damoisele!

IV. Sa ceinture fu de soie,
D'or et de pieres ovree;
Toz li cors li reflamboie,
Ensi fu enluminee.
Or me doist Deus de li joie,
K'aillors nen ai ma penseie!

V. G'esgardai son cors gai,
Qui tant me plaist et agree.
Je morrai, bien lo sai,
Tant l'ai de cuer enameie!
Se Deu plaist, non ferai,
Ainçois m'iert s'amors donee!

VI. En un trop bel vergier
La vi cete matinee
Juer et solacier;
Ja par moi n'iert obliee,
Car bien sai, senz cuidier,
Ja si bele n'iert trovee.

VII. Lez un rosier s'est assise
La tres bele et la sennee;
Elle resplant a devise
Com estoile a l'anjornee;
S'amors m'esprent et atise,
Qui enz el cuer m'est entree.

VIII. El regarder m'obliai,
Tant qu'ele s'en fu alee.
Deus! tant mar la resgardai
Quant si tost m'est eschapee,
Que ja mais joie n'avrai
Se par li ne m'est donee!

IX. Tantost com l'oi regardee
Bien cuidai qu'ele fust fee.
Ne lairoie por riens nee
Q'encor n'aille en sa contree
Tant que j'aie demandee
S'amor, ou mes fins cuers bee.

X. Et s'ele devient m'amie
Ma granz joie iert acomplie
Ne je n'en prendroie mie
Lo roialme de Surie,
Car trop meine bone vie
Qui aime en tel seignorie.

XI. Deu pri qu'il me face aïe
que d'autre nen ai envie.


TRADUCTION Je suis très tendrement épris
d'une toute jeune fille.
Elle est belle et blonde,
sa peau est plus blanche que l'hermine,
son teint a la couleur
d'un bouton de rose.

Telle était la fille
du roi de Tulède.
Les fils d'or de sa robe neuve
étincelaient sous le soleil.
Manteau, surcot et capuche
la paraient à merveille.

Sur sa chevelure blonde brille
v que rehaussent
saphirs et rubis
et l'éclat des émeraudes.
Dieu! serai-je un jour ami
d'une aussi belle jeune fille!

Sa ceinture de soie
était incrustée d'or et de pierreries
L'éclat de leurs feux
la rendait lumineuse.
Que Dieu m'accorde de goûter la joie auprès
car je ne pense à nulle autre!

Je contemplai son corps plein d'attrait
qui sait si bien me plaire.
J'en mourrai, je le sais,
pour l'avoir tant aimée.
Mais non! Si Dieu le veut,
j'obtiendrai plutôt son amour!

Je l'ai vue ce matin
dans la splendeur d'un verger
où elle s'amusait avec grâce.
Jamais je ne l'oublierai,
car je le sais sans hésiter,
plus belle je ne trouverai.

Près d'un rosier elle s'est assise,
la très belle, la très sage.
Elle brille de tout son éclat,
comme l'étoile du matin.
L'amour qui m'est entré au coeur
me brûle de désir.

Perdu dans mes pensées, je l'ai contemplée.
Puis elle s'en est allée.
Dieu! c'est pour mon malheur que je l'ai regardée!
Elle s'est si vite échappée
que jamais je n'aurai de joie
qu'elle ne m'ait apportée.

Au premier regard que j'ai jeté sur elle,
j'ai cru voir une fée.
Pour rien au monde je ne renoncerai
à aller en son pays.
Je lui demanderai son amour
que de tout mon coeur je désire.

Si elle devient mon amie,
ma joie sera pleine et entière
et je ne l'échangerais pas
contre le royaume de Syrie.
Quelle vie merveilleuse il a,
celui qui aime en si haut lieu!

Je prie Dieu de me secourir
car je ne désire qu'elle.


L’hiver, je suis fâché s’il a autant duré,
De ne pas voir de rossignol au bois ramé,
Et sitôt que je vois le temps renouvelé,
Il me faut être cet été
Plus gracieux et enjoué que je ne l’ai été.

Une bonne dame belle et blonde l’a conseillé ;
C’est bien normal que je fasse comme elle veut,
Car mon cœur avait sombré dans le désespoir :
Sa douce autorité me le rend délivré ;
Elle a mis ma pensée dans une joie intense
Me montrer joyeux, je ne m’y refuserai jamais,
Puisque ma dame le veut, d’un air franc,
Et pour son amour, j’y ai si bien mis ma pensée
Que je ne pourrais trouver, il me semble,
Une dame d’une si grande valeur ni d’un tel prix.

Les médisants ont mis l’univers mal en point,
De sorte que ce monde n’est plus ni courtois ni joli ;
Et néanmoins si l’on était un amant loyal,
Que l’on ne fut pas fou, rustre ni malappris,
On pourrait avoir une joie intense à son gré !

Sa beauté, ses yeux lumineux, ses doux sourires
Me rendent gracieux et gai : je suis plus tendre
Que je n’avais jamais été, je vous l’assure.

C’est la meilleure qui soit d’ici jusqu’à Paris.


QUAND JE VOIS L'HIVER REVENIR

Quand je vois l'hiver revenir,
Je voudrai bien me reposer.
Si je pouvais trouver un hôte
Large, qui ne voulut pas compter,
Qui eût porc et bœuf et mouton,
Canards, faisans et venaison,
Grasses gelines et chapons
Et bons fromages sur clayon,

Et que la dame fût aussi
Courtoise que l'est le mari,
Et tout le temps fit mon plaisir,
Nuit et jour, jusqu'à mon départ,
Et qu l'hôte n'en fût pas jaloux
Mais nous laissât souvent tout seuls,
Je ne serais pas désireux
De suivre en chevauchant, couvert de boue,
Un mauvais prince coléreux.

Sources :
- Les chansons de Colin Muset, édité par Joseph Bédier ( Librairie Ancienne Honoré Champion, 1912 )
- Chansons de trouvères, Lettres gothiques, Librairie Générale de France, 1995
- wikipédia

Notes

[1] En général, les trouvères sont des poètes-musiciens. Ils ont vécu au nord de la France à partir du milieu du 12e siècle jusqu’à la fin du 13e siècle. Parmi eux, on peut citer Chrétien de Troyes, Gace Brulé, Thibaut de Champagne, Jean Bretel et Adam de la Halle. Leur condition sociale va du haut rang seigneurial, voire royal ( Thibaut de Champagne, Richard Cœur de Lion ) au statut de jongleur itinérant d’un Colin Muset, en passant par des chevaliers de petite noblesse ( Gautier de Dargies ), des gens d’Eglise ( Simon d’Authie ), des bourgeois grands et petits ( Jean Bretel, Guillaume Le Vinier ).

[2] Hugues II de Vaudémont, mort en 1242 fut comte de Vaudémont de 1188 à 1242. Il était fils de Gérard II, comte de Vaudémont, et de Gertrude de Joinville.